Arrimage résineux. [ Clos ]

Où l’emmenait-on ? Luane voulait, exigeait des explications immédiatement. Quelques personnes avaient essayé de sympathiser avec pendant la traversée, sans succès. Elle était en rogne. Et quand Luane était en rogne, il valait en général mieux ne pas s’approcher d’elle. Elle ne tolérait la présence de personne. Sauf si cette personne s’appelait Tom.

Mais Tom t’a abandonnée ! Il se fout de toi il a PEUR de toi

La robotine grinça des dents, et contempla ses ongles soigneusement manucurés. Le vernis avait viré au rouge carmin, et elle pensa que c’était sûrement la nuance que les pensées qui tourbillonnaient dans sa tête devaient avoir en ce moment. Elle fixa son majeur et imagina de toutes ses forces un motif en écailles de serpent recouvrant son ongle. Le rouge pâlit un peu pour prendre une couleur verte absolument écœurante. Luane détourna son regard avec une grimace et regarda l’horizon. Elle se demandait ce qui pouvait bien lui arriver. Elle ne croyait pas vraiment à toutes ces histoires de magie et fantastique, mais après tout pourquoi pas ? Elle était capable d’accepter cela sans problème. Ce qu’elle avait beaucoup de mal à accepter, c’était le fait que l’un de ses carrés en soie Lacroix avait déteint en rose pâle. Il était foutu. Luane était très contrariée. Une des raisons les plus profondes à son énervement était

(Tom)

le fait qu’on l’ait embarquée sans lui demander son avis, d’ordinaire elle avait toujours son mot à dire. Et puis elle se sentait vraiment mal à l’aise, ce qui était rare chez elle. Elle n’était jamais sorti du grand atelier, et c’était la première fois qu’elle était réellement contact avec l’air frais de l’extérieur. Le fait de monter à bord d’un bateau était également une première pour la robotine. Et elle s’était rapidement rendu compte qu’elle détestait ça. Elle sentait la nausée remonter le long de sa gorge comme un horrible serpent visqueux. Plutôt que de pouvoir modifier à volonté couleurs et motifs, elle aurait plutôt souhaité une magie contre le mal des transports.

D’un pas un peu chancelant, elle chercha un endroit où s’asseoir. Elle avait l’impression que son estomac était complètement retourné, c’était d’autant plus désagréable que c’était la première fois qu’elle était malade. Une voix retentit dans les haut-parleurs. Ils allaient bientôt arrimer. Mais Luane n’en pouvait plus et elle se laissa lourdement tomber sur une rangée de chaise, dans une position assez indélicate. Elle essuya un mince filet de bave qui coulait le long de son menton avec une grimace de dégoût. Elle se sentait un peu mieux. Elle constata vaguement qu’elle avait un voisin, qui était apparemment en train de dormir, dans une position trop raide pour être naturelle.

Il est mort si ça se trouve. Oh et puis je m’en fiche je suis trop malade, quelqu’un finira bien par s’en rendre compte si c’est le cas.

Un nouveau haut-le-cœur souleva sa poitrine. Elle fronça les sourcils, ses lèvres se réduisant à une fente. Elle s’affala davantage en tentant d’ignorer l’horrible sueur froide qui dégoulinait dans son dos.

Note : le bateau, plus jamais.

Définitivement, elle ne détestait pas la mer… quand celle-ci se trouvait derrière un écran. L’immensité bleue était belle, délicieusement poétique, et parvenait presque à la toucher. Cela aurait sans doute été le cas si ses capteurs sensoriels n’avaient pas protesté vivement dès que le moindre embrun venait chatouiller son visage. Et puis, il y avait ce tangage… La robotine n’avait rien avalé depuis environ deux semaines, mis à part ses vitamines (qui ne lui étaient d’aucune utilité vu sa constitution ; néanmoins elle avait l’impression de se sentir mieux après avoir ingéré méthodiquement les petits cachets de couleur marron), mais se sentait sur le point de dégobiller tout ce que son corps artificiel contenait. Une voix vint troubler la quiétude qu’elle avait presque réussi à trouver.

« Elryn, enchanté de faire votre connaissance. »

Elle fit volte-face en se préparant à envoyer balader la personne qui avait eu le malheur de venir l’importuner, et se rendit compte qu’il ne s’agissait que de l’espèce de cadavre qui lui tenait lieu de voisin. Elle était un peu dure ; il était loin d’être repoussant, malgré les épaisses cernes qui soulignaient son regard.

« Tiens, tu n’étais pas mort, toi, » constata la robotine en arquant un sourcil. La réflexion n’avait pas pour but de le blesser, c’était une simple observation prononcée sur le ton de la conversation, comme « Tiens, il fait beau aujourd’hui » ou « Tiens, je mangerais bien des lasagnes ce midi ». Bien qu’aucune mauvaise intention ne se trame derrière cette constatation, cela blessait les gens, leur procurait une première impression désagréable de la robotine. Luane en avait vaguement conscience, mais cette pensée ne l’atteignait guère.

Elle vit qu’il gardait une main tendue à son intention depuis un bon moment, et en bonne mondaine, la lui serra en retour. Elle prit tout son temps pour observer son interlocuteur, sans cesser de secouer frénétiquement sa main, ne souciant pas du fait que cela pourrait éventuellement être gênant pour le garçon. Elle évalua ses vêtements, tout d’abord (les siens avaient pris des nuances bleues sans qu’elle s’en aperçoive). Les capteurs de ses yeux lui indiquèrent que son sweat était constitué à 64% de polyester, 32% de viscose et 4% d’élasthanne. Bonne qualité, sans plus. Un gars qui ne devait pas vivre au-dessus de ses moyens. Son regard se porta à son visage cerné, et un détail retint son attention. Sa rétine lui indiqua qu’au lieu des habituelle proportions en lipides, glucides, mélanocytes, sa peau était essentiellement composée de caoutchouc ? Luane fit une grimace, et fixa avec incrédulité la paume de la main du garçon comme une diseuse de bonne aventure. Elle porta une main à sa joue, et tira légèrement sur la peau, l’air pas du tout gênée. Son expression rappelait celle d’une couturière venant de découvrir un tissu extrêmement rare et précieux, et se demandant de quelle manière elle allait bien pouvoir l’accommoder. Néanmoins, elle s’attendait plus ou moins à ce que le garçon s’enfuit en hurlant au fou.

« Dis donc, » fit-elle sur le ton de la conversation en tirant sa paupière vers le bas pour regarder son œil, « tu ne ressembles à rien de ce que j’ai pu voir dans toute ma vie. C’est vraiment, vraiment étrange ! »

Luane décréta qu’elle avait fini d’inspecter le garçon, mais il l’intriguait encore plus désormais. Elle arrêta de le toucher, pincer, tirer, et se contenta de le regarder comme s’il était un plat dont elle doutait encore de la manière dont elle allait l’assaisonner. Chose étrange, il ne semblait pas effrayé, ni même troublé. Au lieu de cela, un sourire se peignit sur son visage.

« Je doute que la politesse fasse entrer dans ses codes le fait de toucher sous toutes les coutures son interlocuteur. Mais vous ne m’avez pas donné votre nom. »

Oh, voilà un robot qui avait le sens des convenances. Remarque, Luane n’avait jamais croisé de robot grossier. En fait, Luane n’avait jamais croisé de robot auparavant. Mais elle se doutait bien qu'il lui ressemblait énormément sur certains points, pas jusque dans les détails bien sûr, mais il lui apparaissait comme une évidence qu'ils étaient clairement similaires. La soudaine pensée qu’il était comme elle lui vint soudain à l’esprit, la glaçant sur place. Elle retroussa légèrement son nez et fronça les sourcils, l’air vaguement inquiète. Elle s’était toujours sentie unique aux yeux du monde, et jusqu’à aujourd’hui, jamais il ne lui serait venu à l’esprit de se trouver un semblable. C’était en partie de cette pensée que son ego incroyable tirait sa force.

Elle détourna son regard bleu, bien que le fait de fuir le regard de son interlocuteur ne soit pas dans ses habitudes. Un haut le cœur, qui n’était pas dû au tangage du bateau, elle en était presque sûre, souleva son corps. Elle leva les yeux vers le robot.

« Navrée, mon nom, c’est Luane… Es-est-ce » Nouveau haut le cœur. « Est-ce que, enfin, dis-moi, tu es vraiment un robot ? Parce que tu me ressembles un peu non ? Je ne savais pas que tous les robots étaient comme ça. »

Ces question étaient absolument stupides, puériles, mais elle s’en contrefichait. La robotine avait pour habitude de dire tout ce qui lui passait par la tête, même si ses pensées pouvaient être aussi candides que blessantes, et là, elle avait trop de questions à lui poser. Le fait qu’elle puisse appartenir à… comment disait-on… Une communauté, lui semblait tout à fait étrange, impromptu. A la fois terrifiant, mais excitant.

Une voix retentit dans les haut-parleurs, coupant court à toute réflexion. « Nous atteignons les rivages d’Emonalis, bon séjour ! » Elle sentit le bateau heurter quelque chose, et vit les employés souhaiter à leur tour un bon séjour aux passagers. Mon dieu, enfin elle allait pouvoir déguerpir de ce maudit rafiot.